La conservation des paysages régionaux n’est pas qu’un problème culturel ou affectif. C’est aussi une thématique qui sera bientôt incontournable en matière de développement des territoires ruraux. Car le paysage n’est pas qu’un objet agréable à l’œil; il a aussi une fonction.
Arranger le paysage sert avant tout à améliorer les ressources locales. Les rangées d’arbres pour couper le vent; les collines transformées pour améliorer leur pente; les haies, les forêts, les bois et les champs, tous les paysages que nous connaissons en Europe, sauf en haute montagne, ont été modelés par l’homme, depuis le néolithique au moins. La forêt qui couvrait la quasi totalité de la surface de l’Europe a été en grande partie défrichée, d’abord pour cultiver les terrains libérés, puis pour l’exploitation du bois proprement dite. Les replantages dûs à l’homme en ont modifié la composition. Si les essences dominantes (hêtres, chênes, résineux, saules) ont pour la plupart peu changé depuis des siècles, certaines forêts sont entièrement artificielles. Les rangées d’arbres hauts et droits servent à couper le vent. Les haies retiennent les eaux pluviales et évitent le lessivement des sols; elles limitent aussi les effets des vents dominants. Les digues et les canaux permettent de contrôler les eaux. Et ainsi de suite. Le paysage est en perpétuel changement, selon les besoins.
Or, depuis les remembrements des années 60, l’agriculture intensive, et la densification urbaine, ces paysages façonnés par l’homme disparaissent peu à peu, et surtout ils se banalisent. Toute surface doit être utile en terme économique. L’agriculture intensive a décuplé la taille des parcelles, faisant disparaître les éléments naturels qui formaient autrefois limites, rangées d’arbres, plesses, haies, bois, bornages. Il n’y a plus de place pour ces usages communautaires que la collectivité entretenait autrefois, et que les individus ne peuvent préserver seuls. On peut mesurer chaque jour la perte de ce rôle par la force du vent, qui augmente car il n’est plus arrêté, et par le ruissellement, qui empêche l’eau de pluie de pénétrer dans les sols et de remplir les nappes phréatiques. Et ce ne sont pas les seuls effets.
En Lorraine, la variété des paysages est grande, entre le massif vosgien et ses contreforts, le plateau et ses entailles, la plaine de Woëvre et le pays des étangs, les vallées fluviales et les côtes, mais aussi entre territoires industriels et ruraux, zones urbaines, et une abondante couverture forestière qui ouvre de larges perspectives de ressources.
Réhabiliter les friches industrielles, c’est d’abord rendre à un usage des terrains délaissés par l’industrie. Plusieurs pistes sont ouvertes: adapter pour réindustrialiser, la meilleure solution en terme économique, ou le retour à un aspect plus naturel, la meilleure en terme écologique.
L’usage de la forêt, qui est à l’origine de presque toutes les spécificités de l’industrie lorraine, que ce soient les mines et la sidérurgie, gourmandes en énergie, l’industrie du verre, née dans la forêt de Portieux, le papier, l’industrie du meuble, et même le textile, doit être remis en valeur. Le développement d’une véritable filière économique, complète, planifiée, couplée à un usage raisonné de la ressource, permettrait de plus de rendre une meilleure qualité à des paysages dégradés par les tempêtes et un entretien insuffisant. Dans le cas de la forêt, la Lorraine est confrontée aussi à un problème de distribution entre espaces collectifs et privés, car les forêts domaniales y sont particulièrement nombreuses, et les enclaves privées aussi. Il faut penser à une gestion combinée entre les deux.
Dans les Vosges, ballons, chaumes et vallées forment un paysage typique mais relativement moderne. On sait peu que les plantations d’épicéas des versants ne datent que d’après la guerre de 1914-18, gagnant sur les champs d’altitude. Les chaumes étaient alors beaucoup plus nues qu’aujourd’hui. Faut-il revenir à l’état antérieur, avec les cultures vivrières qui n’ont plus de raison d’être, ou à l’état intermédiaire, qui correspond à la disparition de cet état antérieur. Question ouverte.
Un autre atout donné à la Lorraine par ses paysages est son attraction touristique. A côté du massif vosgien, les villes, le pays des étangs, les côtes, ainsi que des paysages remarquables, comme la colline de Sion, sont régulièrement fréquentés. La préservation de ces paysages ruraux sans les conserver figés, en respectant leurs usages, est aussi un atout pour attirer et retenir des visiteurs. Le bocage, par exemple, qui a aujourd’hui presque disparu, remplacé par des fils électriques et des barbelés, est un élément primordial du paysage lorrain. Sa réhabilitation permettrait de plus à peu de frais d’améliorer considérablement des problèmes locaux de force du vent et de retenue des eaux fluviales qui sont apparus dès que les haies ont été arrachées.
Mais ce n’est pas d’un conservatoire ou d’un musée que les paysages ont besoin, c’est de la redéfinition de leur usage dans la vie rurale, la reconnaissance de leur rôle dans l’équilibre écologique, et de politiques volontaires pour imaginer puis remettre en œuvre une gestion collective.
La gestion des constructions doit en être également. Elle doit elle aussi se rapprocher d’un échelon régional, et ne plus être l’apanage des seules mairies. On a vu ça et là ce que peut produire la concurrence territoriale entre communes, et l’intéressement financier par le biais du versement des impôts locaux. Une gestion à plus grande échelle, permettant également de mieux répartir les infrastructures, doit naître.
L’Etat, trop lointain, ne peut s’y intéresser. C’est la région sans aucun doute qui est à la bonne distance pour préserver à la fois un élément important d’identité et une priorité écologique. Les agences ad hoc existent; il faut leur donner les moyens de ces ambitions, ainsi qu’une feuille de route et un schéma directeur clairs, car ce sont des actions à longue vue qui doivent être anticipées, puis suivies.
Catherine Créhange
mars 2010